lundi 13 juillet 2009

Début du Chapitre V et extrait du chapitre VIII

Pendant la période classique, la péninsule du Yucatan et les forêts du nord du Guatemala et du Belize étaient parsemées d’habitations, de villages et de centres Mayas. La dimension de ces derniers était diverse. Cela allait des petits complexes cérémoniels, comprenant une ou deux résidences en maçonnerie et quelques tombeaux, aux cités immenses et abondamment peuplées où l’on pouvait voir s’élever très haut, sur les grandes acropoles, des temples, des palais et d’autres édifices publics flanqués de monuments en pierre et garnis de façades stuquées et peintes. Dans chaque région, ces centres étaient organisés en cités-États et gouvernés par des « divins seigneurs ». Ces derniers étaient liés entre eux par le jeu des alliances et des liens de parenté. La culture classique Maya doit sa splendeur à la vigueur de ce réseau de cités et de centres aussi bien qu’à l’ingéniosité de son adaptation à l’environnement de la forêt tropicale.

L’essence insaisissable de la civilisation classique Maya

La période classique a été traditionnellement regardée comme l’ « âge d’or » de la culture Maya des Basses Terres. Un art et une architecture monumentaux, des connaissances mathématiques et calendaires avancées, et bien d’autres réalisations encore : on considérait qu’il y avait là toutes les marques d’une civilisation sophistiquée. Or, on croyait aussi que ces dernières avaient fait leur apparition entre 300 et 900 après notre ère. Nous savons aujourd'hui que la plupart d’entre elles étaient en fait antérieures de plusieurs siècles, tout du moins dans certains centres des Hautes Terres et des Basses Terres, où déjà de vastes ensembles architecturaux avaient été édifiés et qui déjà abritaient d’importantes populations. La période classique se distingue non pas tant par des dimensions architecturales ou urbaines de plus en plus importantes que par un usage de plus en plus développé du système d’information et du système symbolique.

Pour étudier l’histoire de la civilisation Maya, tout comme il a fallu le faire pour les civilisations mésopotamienne et égyptienne, nous devons nous appuyer à la fois sur les études multidisciplinaires modernes et sur le point de vue que les souverains et les scribes nous ont eux-mêmes laissés sur leur civilisation. Grâce à la prolifération des textes hiéroglyphiques gravés sur les monuments en pierre, nous disposons pour la période classique d’un vaste corpus de données en bon état de conservation : dates, noms des régimes, récits dynastiques, indications sur le comportement des élites et sur leurs alliances… À côté de cela, en dehors de sa beauté et de sa sophistication, l’art classique nous fournit, surtout dans la céramique polychrome, grâce à l’iconographie et à des textes instructifs malgré leur brièveté, de nombreuses informations sur le mode de vie des élites, sur le culte et sur la religion. L’abondance de monuments facilement datables, ainsi que la succession des styles céramiques, nous permettent de mettre en rapport ces informations, qui portent essentiellement sur la vie des dirigeants Mayas et leur culture, avec les nouvelles données accumulées par l’archéologie, lesquelles, de leur côté, nous renseignent sur les populations, l’habitat et le système économique.

(…)

Les saignées royales

La sculpture monumentale et les façades des bâtiments représentent les souverains-chamanes en train d’accomplir une fonction plus déterminante encore : l’auto-sacrifice du sang royal. Certaines représentations nous montrent des scènes d’auto-mutilation des organes génitaux, dont le sang était versé dans des bols (fi. 8. 7). Le rituel voulait que l’on trempe ensuite un papier dans le sang versé avant de le brûler ; dans la fumée qui s’élevait alors, les rois, les reines ou les prêtres en état de transe voyaient parfois apparaître la vision d’un serpent. Il arrivait aussi que des ancêtres et des divinités apparaissent aux yeux des célébrants (fig. 8. 8), leur communicant probablement un savoir sacré et des présages.

D’un point de vue occidental, les rites chamanistes auto-sacrificiels et les visions qui y étaient associées peuvent paraître étranges, d’autant plus que les rois y jouaient un rôle central. Cependant, les anthropologues ont souvent pu observer de tels rites, et pas seulement dans le monde précolombien. Selon certains d’entre eux, ils ont pour fonction de créer une structure parallèle du comportement entre les sexes. Par exemple, dans la couvade observée dans de nombreuses sociétés, le père imite le comportement de la future mère et souffre des mêmes douleurs de l’enfantement qu’elle seule connaît réellement. De même, les rites d’auto-mutilation des organes génitaux, pratiqués surtout par des mâles et des chamanes, se retrouvent dans de nombreuses autres cultures. Les reines mayas donnaient naissance aux princes et prolongeaient la dynastie, c’est pourquoi elles sont si souvent figurées dans l’art classique ou mentionnées dans les inscriptions relatives aux lignages. Parallèlement, les seigneurs mayas « donnaient naissance » en versant leur sang génital, en souffrant et en se livrant à des hallucinations. La naissance n’était pas de chair et d’os, mais elle prenait la forme de visions, dans lesquelles les rois pouvaient voir paraître leurs ancêtres, les dieux ou les événements futurs. Et en effet, pour compléter le parallèle, les rois mayas s’habillaient parfois en femmes pour accomplir ces rites d’auto-lacération (fig. 8. 9). Les reines aussi étaient souvent représentées dans ces scènes, assistant les rois ou versant leur propre sang par percement de la langue ou des joues, laissant venir à elles les visions d’ancêtres ou de dieux prophétisant (fig. 8. 10, 8.8). En tout cas, de nombreux détails confirment les parallélisme général que l’on peut dresser entre d’une part l’enfantement, et d’autre part les saignées royales, que les mayas considéraient comme faisant partie des devoirs les plus sacrés des rois.

L’importance de l’offrande du sang est fort bien documentée, aussi bien dans l’iconographie que dans les inscriptions. Les principaux instruments et symboles du pouvoir royal n’étaient pas la couronne, l’épée ou le sceptre, comme c’était le cas chez les rois des nations européennes, mais plutôt les différents instruments qui servaient à la pratique des saignées. Parmi les plus prestigieux des instruments royaux, représentés dans les œuvres d’art ou ensevelis dans les tombes royales aux côtés de leurs utilisateurs, on trouve des « perforateurs de pénis » en jade, d’épineux coquillages roses de type spondylus, des aiguillons de raie et d’autres outils destinés à la pratique de l’auto-lacération. Des bols servant à recueillir le sang, ou servant à brûler les papiers en écorce qui en étaient imbibés, des lames d’obsidienne et des emplacements spécifiques dans les temples, tous ces éléments témoignent également de l’existence de rites chamanistes pratiqués par les rois et les reines mayas.

Le sacrifice

Les rites chamanistes, les saignées et les divinations étaient fort répandus dans la société Maya. Rassemblés dans de vastes places, des milliers d’individus assistaient aux cérémonies des saignées royales. Des sculptures en pierre en conservaient le souvenir. Cependant, on pratiquait également le rite de la saignée parmi les familles modestes. Les chamanes ou les aînés de la famille s’y adonnaient dans leurs maisons, ou devant les lieux saints de la famille, ou bien encore dans des grottes. On a retrouvé, parfois dissimulés dans les maisons, de grandes lames d’obsidienne, des aiguillons ou des coquillages travaillés en vue du rite. Pour célébrer la mémoire de leurs ancêtres, les membres des familles de la noblesse offraient leur propre sang et adressaient leurs prières devant leurs autels et leurs saintes stèles. De grands temples, mais aussi des autels plus modestes dans les palais, étaient destinés au culte des ancêtres ainsi qu’à la pratique de l’autosacrifice. Le sang versé dans le culte pouvait également provenir du sacrifice d’animaux — dindes, aras, chauves-souris. Les Mayas de l’époque classique ne pratiquaient pas le sacrifice humain de masse comme ce fut le cas chez les Aztèques du seizième siècle, mais ils le pratiquaient tout de même de façon régulière. Le sacrifice humain, dont les victimes étaient le plus souvent des captifs de guerre, prenait différentes formes. On le voit représenté dans l’art monumental, dans la peinture de céramique et dans certains graffitis sur les murs des temples ou des caves. Des tombes de captifs sacrifiés et des cachettes abritant des têtes décapitées confirment l’existence de ces pratiques depuis les temps préclassiques. Mais le sacrifice humain à grande échelle n’était pas commun chez les mayas de l’époque classique. Déshabillés, entravés, exhibés, les captifs subissaient toutes les humiliations, surtout lorsqu’ils étaient de sang royal. Le sort commun des rois captifs était de périr par décapitation, frappés par de grandes haches de pierre.

Toujours est-il que l’auto-sacrifice était plus régulièrement pratiqué. Les mayas considéraient que le sang versé en offrande était d’« essence sacrée » (ch’ulel) ; il était le liant sacré de l’univers, la substance qui le faisait tenir ensemble, reliant les vivants aux ancêtres et aux divinités. Les rites sacrificiels et les saignées, en délivrant cette substance, créaient des passerelles de communication avec le surnaturel, avec le passé et avec le futur. La fonction des chefs de famille, des chamanes, des prêtres et des souverains était de diriger ces rites de communication avec les dieux et les ancêtres. Ils versaient alors leur propre sang, ou bien se servaient de la substance sacrée des captifs sacrifiés.